- Tu détestes ta place dans la fratrie, être né au milieu apparaît à tes yeux comme une véritable malédiction, être né au milieu c'est ne pas être l'ainé, ne pas être celui vers qui on se tourne, à qui on fait confiance, celui à qui on donne toutes les responsabilités, c'est ne pas non plus être le petit dernier, celui sur lequel on s'extasie, qui croule sous les compliments, à qui on pince les joues, être né au milieu c'est à tes yeux être l'enfant de trop, celui qui est invisible et qu'on oublie un peu, c'est probablement pour ça que tu as toujours eu un caractère plutôt calme, jamais été vraiment bavard, pas que tu ne sois pas sociable au contraire mais tu te contentais souvent d'écouter en souriant, discret comme si tu cherchais à t'effacer encore plus, c'était probablement pour ça aussi que tu étais celui qui s'adaptait toujours facilement à vos nombreux déplacements, ça ne te faisait rien de déménager tout le temps, de changer d'école et d'amis régulièrement
- Et puis vos parents sont morts et tout a changé, tu as changé, ta réaction a été sans grande surprise le mutisme le plus total - c'est toujours le cas à présent quand quelque chose ne va pas d'ailleurs, ta seule réponse et ton seul refuge sont le silence - tu as simplement arrêté de parler et de communiquer pendant plusieurs semaines, et même lorsque tu as recommencé à prononcer quelques mots tu n'as plus jamais voulu évoquer ce sujet, trop douloureux, encore aujourd'hui si ton frère ou n'importe qui essaie de parler de vos parents tu quittes simplement la pièce
-Au delà de ça, au delà du mutisme et de ton refus encore actuel d'en parler, leur mort a aussi bouleversé complètement ta vision du monde, jusque là ils étaient tes héros, ceux que tu admirais constamment, une fois disparus c'est sur ton grand frère que tu as reporté cette admiration, c'est par ton grand frère que tu les as remplacés symboliquement
- A partir de ce moment là tu as arrêté d'exister, ou du moins tu as cessé d'avoir ta propre personnalité, tu étais juste la copie exacte de ton aîné dans un mimétisme sans failles, tu te comportais comme lui, ne jurais que par lui, voulais être digne de lui, jusqu'à décider à ton tour de t'engager dans l'armée
- Tu avais 22 ans alors, et rien ne présageait ce qui allait se passer, avec le recul en effet tu ne peux que constater que tu te sentais mal depuis quelques temps, plus fatigué, un sentiment de malaise généralisé mais tu mettais ça sur le compte du stress, après tout c'était normal quand on s'apprêtait à réaliser son rêve de toute une vie, pourtant tu aurais dû t'écouter plus que ça...En tous les cas ton corps s'est rappelé à toi ce jour là, au milieu des tests physiques tu t'es simplement écroulé, inconscient, tes souvenirs sont flous à partir de cet instant, tu ne sais pas combien de temps tu es resté à l'hôpital, combien de temps avant que le diagnostic soit prononcé, tu as juste retenu une chose, tu étais inapte à l'armée, interdit de refaire du sport pour le restant de tes jours, pas de drogue, plus d'alcool, ta vie liée à des comprimés, tu avais beau les entendre dire, les médecins, les infirmiers, que ce n'était pas si grave, juste une légère malformation cardiaque qui ne mettait pas ta vie en danger si tu respectais ce qu'on te disait il y avait juste ces mots, ce mot qui tournait dans ta tête, inapte, et tous tes rêves qui s'écroulaient
- Sur le moment et durant de longs mois, presque une année entière, tu t'es dit que tu aurais mieux fait d'y rester, c'était une longue descente aux enfers et probablement la période la plus sombre de ta vie, sans aucun échappatoire possible, pas de drogue, pas d'alcool, alors tu t'es mis à fumer pour ce que ça valait même si en réalité ça n'altérait pas ta conscience et n'aidait pas réellement, tu passais le plus clair de tes journées enfermé, dans ta chambre, lobotomisé devant la télé
- C'est votre déménagement à Brisbane qui t'a en quelque sorte sauvé, toi aussi tu te souvenais des moments passés ici, tu as pris ça comme un petit signe de la vie, ou de tes parents qui sait, pas que tu sois particulièrement croyant mais dans l'état où tu étais, tu étais prêt à y voir ce que tu cherchais.
Tu ne vas pas mieux pour autant, physiquement tu restes fatigué constamment, fatigable beaucoup trop facilement, tu refais encore des malaises relativement régulièrement mais au moins tu as arrêté de sombrer, tu as même trouvé un travail qui ne déplaît pas, où tu te sens bien, à ta place, dans un milieu qui te parle et dans lequel tu t'épanouis même si évidemment lorsque tu penses à l'armée ou même lorsque tu regardes ton frère aîné, tu ne peux pas t'empêcher de ressentir un mélange de jalousie et d'envie.
- Tu penses beaucoup à ta sœur depuis ce qu'il s'est passé il y a trois ans, même si le sujet est bien évidemment classé tabou avec ton frère et que tu n'oserais pour rien au monde en parler.
Au début tu l'as détestée encore plus, peut-être injustement, te disant que c'était elle la droguée, elle qui se faisait du mal mais que c'était pourtant toi, qui n'avait jamais touché ni aux drogues, ni à l'alcool pas même une bière, pas plus qu'aux cigarettes qui te retrouvait malade et diminué mais après quand tu as commencé à couler, sombrer, à toucher vraiment le fond à ton tour, tu as fini par comprendre ce qui pouvait pousser quelqu'un vers la drogue, trop conscient du fait que si tu en avais eu la possibilité sans risquer de te tuer, tu aurais craqué aussi, tu comprenais le besoin d'altérer sa conscience, tu comprenais comment on pouvait emprunter ce chemin là, tu as commencé à ressentir une forme de compréhension se transformant peu à peu en compassion, jusqu'à remettre en question votre décision, la manière dont vous l'aviez traité à l'époque, tu sais pertinemment que c'est bien trop tard de toute façon, que les regrets ne servent pas et que le pardon n'existe pas mais tu n'oublies pas
- Tu es bilingue anglais-russe, lorsque tu étais petit tu mélangeais constamment les deux langues ce qui t'a attiré un certain nombre de problèmes à l'école, encore aujourd'hui inconsciemment, surtout lorsque tu es fatigué il peut régulièrement t'arriver de te tromper sans le réaliser
-Avoir arrêté toute forme de sport brutalement depuis trois ans a considérablement changé ton physique, si auparavant tu étais certes fin mais musclé, aujourd'hui ce n'est plus le cas, ton poids a chuté considérablement ce que tu détestes, ça et les cernes qui marquent désormais ton visage, tu sais objectivement que tu restes tout aussi attirant qu'avant mais tu as du mal à te supporter malgré tout, te voir dans le miroir est toujours pénible
- En travaillant dans une friperie tu t'es découvert une passion assez étonnante pour le vintage, que ce soit au niveau des vêtements, et du style vestimentaire que tu adoptes désormais mais également en ce qui concerne la musique, la décoration de ta chambre, d'un côté tu es heureux d'avoir à nouveau un centre d'intérêt, de pouvoir t'évader un peu mais tu te sens aussi angoissé à l'idée de devenir aussi différent de ton frère avec lequel tu sens que se creuse un fossé, aussi différent de ce que tu t'étais imaginé